Il s’agirait donc d’un clap de fin pour le stakhanoviste Steven Soderbergh. Des adieux avec Ma Vie avec Liberace, téléfilm de luxe produit par HBO qui se paye une sortie sur grand écran hors des Etats-Unis. Et pour ses adieux supposés, en attendant l’annonce de son retour après quelques années d’ennui, celui qui reste un des plus jeunes lauréats de la palme d’or livre peut-être son plus beau film. Ou s’il n’est pas son meilleur, c’est sans doute le plus intelligent, le plus fin. Derrière un récit en grande partie biographique, le portrait de Liberace et de son amant Scott Thorson, se cache un formidable film de monstres.
De Liberace, nous autres français ne savons pas grand chose, si ce n’est son héritage véhiculé par des popstars adeptes des tenues de scène les plus extravagantes possible (Elton John, Madonna…). Comment s’intéresser alors à un biopic sur ce personnage de pianiste surdoué ? Comment éviter le piège de la banale romance queer façon La Cage aux folles version 2013 ? Comment se prendre de sympathie pour ces personnages passablement antipathiques perdus dans leurs rêves de grandeur ? La réponse de Steven Soderbergh est formidable, flamboyante, car il délaisse à la fois le biopic et la romance homosexuelle pour aller beaucoup plus loin, à travers quelque chose d’universel et non centré sur ce freak aux tenues étincelantes. Ma Vie avec Liberace, qui est d’ailleurs plus le portrait de Scott Thorson que celui de Liberace, est une sorte de tragédie antique transposée dans le kitsch du début des années 80, sorte de croisement monstrueux entre la grandeur de Boulevard du crépuscule et le romantisme baroque de Dracula.
Du prodige excentrique Liberace, l’Amérique aura retenu une apparence extravagante cultivant le kitsch outrancier, des performances télévisuelles incroyables, le célèbre candélabre, et une fin tragique avec une image souillée pendant les années sida. Un destin abominable pour un être hors du commun dont l’héritage vit encore. De cette figure essentielle de la culture américaine, Steven Soderbergh tire un drame étonnant, car ne répondant pas aux conventions du genre. En effet, en adaptant les mémoires de Scott Thorson, tout en gardant les paillettes, les dorures et tout le clinquant d’un univers fait sur mesure, il propose une variation à peine camouflée autour d’un thème à la fois romantique et horrifique : le film de vampires. Liberace y est une créature hors du temps, de par son apparence physique et son univers de dandy brillant de mille feux, fasciné par Dorian Gray. Il est un monstre (la chirurgie esthétique accentuant encore cette sensation, jusqu’à l’empêcher de fermer les yeux pour dormir) possédant une force d’attraction fantastique, entraînant dans sa chute le jeune Scott Thorson, sorte de Mina Harker au masculin. De monstres, il en est question tant tous les personnages gravitant autour de lui forment un bestiaire effrayant, à la fois ridicule et pathétique, mais surtout tragique. Ainsi, si la construction du récit en elle-même n’a rien de bien original, de par sa linéarité ou son recours à des ellipses très classiques, c’est bien dans son appartenance au cinéma de genre que Ma Vie avec Liberace étonne. Et de la part d’un réalisateur qui s’est amusé à plusieurs reprises à traiter le cinéma de genre comme s’il n’était pas assez noble, lui préférant une approche très “auteuriste”, il y a de quoi être surpris. En bien, voire en très bien car il ne s’est jamais montré aussi élégant, alors que paradoxalement tout son film est monstrueux.
Tous les thèmes du cinéma et de la littérature vampirique y sont représentés. En tête, l’attraction fatale donc, cette étrange force qui rend beaux les monstres et leur permet d’exercer une pression magnétique sur leur proie. Mais également la dépendance avec le sang remplacé par la gloire, la drogue ou le sexe. Le besoin d’isolation progressive des personnages qui brisent leur vie sociale pour évoluer dans un univers factice, loin des “vivants”. On y trouve également la notion de transmission de la jeunesse éternelle qui ne passe pas ici par une morsure mais par la volonté de Liberace de se créer un clone par chirurgie. De la même façon, l’esclavagisme sentimental de la proie par rapport à son maître/amant est un des sujets majeurs du film. Ajoutons à cela que les personnages principaux ayant une relation homosexuelle qu’ils doivent garder cachée (le récit se situe à la fin des années 70 et pendant les années 80), ils sont considérés comme des parias, le tout accompagné d’un romantisme très victorien jusque dans la direction artistique. La mise en scène de Steven Soderbergh reprend également une grammaire cinématographique généralement réservée au genre et non à un drame de cet acabit, avec une imagerie très élaborée. Michael Douglas livre une de ses plus belles prestations au cinéma depuis des lustres dans la peau du magnétique et effrayant Liberace, son désir d’entrer dans la légende résonnant étonnamment avec la carrière de l’acteur. De son côté, Matt Damon montre ici une nouvelle facette de son immense talent, toujours plus surprenant et inattendu. Steven Soderbergh les filme comme des créatures fantastiques, usant de sa longue focale et d’une photographie presque irréelle, utilisant énormément la lumière diffuse et les reflets de cet univers si clinquant. L’ensemble manque peut-être d’émotion, suffisamment pour ne pas être bouleversé par le destin de ces êtres étranges, mais il faut bien avouer que cette passion vampirique déguisée en téléfilm de luxe est d’une finesse remarquable.