Film après film, James Gray poursuit son exploration des fondations d’une Amérique nourrie de différentes cultures. Toujours à travers le prisme de la tragédie antique, les êtres se croisent, s’aiment et se déchirent, les familles y sont sources de renaissance ou d’extinction. Avec The Immigrant, il signe un portrait historique flamboyant autour d’un triangle amoureux, et sans doute un de ses plus beaux films. Une chose est certaine, son ambition a fait un bond en avant, même s’il reste fidèle à tout ce qui nourrit son cinéma depuis Little Odessa.
Pour la première fois de sa carrière, James Gray accouche d’un pur mélodrame s’appuyant essentiellement sur une figure féminine centrale. Une petite révolution qu’il traite parfaitement, avec tout le naturel qui fait son œuvre, aboutissant sur ni plus ni moins qu’un pur film de James Gray tant il y condense à la fois les motifs les plus forts de ses films précédents et l’histoire de ses propres origines, ou presque. Il cherche avec The Immigrant à livrer un portrait multiple. Le portrait d’une femme bien sur, pour qui l’illusion de la liberté va irrémédiablement se transformer en une longue lutte et une véritable renaissance, mais également le portrait d’un pays, d’une époque, des origines de ce qu’est devenue au fil des siècles l’Amérique et sa mosaïque culturelle. Et l’ensemble à travers le prisme d’un double mélodrame, avec d’un côté le récit d’une étrange romance faite de passions et d’effrois, de dégoût et de sacrifices, et d’un autre une immense tragédie familiale, double également. D’une part, le récit d’une femme à la recherche de sa sœur, face aux trahisons de son propre noyau familial, d’autre part celui de deux cousins pour qui les liens du sang sont pris au pied de la lettre, et dont les caractères ne peuvent que faire virer leur relation vers la haine passionnelle.
Beau comme une photographie du siècle dernier, dense comme un opéra italien, The Immigrant est une œuvre faste et opératique, une vraie surprise après la forme d’épure perçue à travers Two Lovers, film avec lequel The Immigrant entretient un rapport extrêmement étroit. Une fois de plus, on retrouve chez James Gray des motifs issus des plus grandes tragédies. Cette fois, à travers ce qui peut être abordé comme une vaste variation autour de la figure de Marie Madeleine, pour laquelle Marion Cotillard livre une de ses plus belles performances, James Gray se plonge à nouveau dans l’autopsie du genre humain. The Immigrant impressionne par son contenu foisonnant, à travers un récit dans lequel l’aventure humaine d’une femme prête à tout pour vivre son rêve de femme libre dans un pays qui n’est pas le sien, tout en se pliant à tous les sacrifices pour retrouver sa sœur, aboutissant sur la peinture d’un monde terrifiant. The Immigrant est un opéra magnifique fait de rencontres, de rêves brisés, de trahisons qui redéfinissent les liens du sang. Le scénario développé par James Gray et son acolyte Ric Menello regorge de trésors en terme de tragédie pure. A tel point qu’à l’émotion toujours si puissante chez James Gray s’ajoute cette fois une ampleur presque démesurée, comme s’il acceptait vraiment, et pour la première fois, d’embrasser l’héritage de Francis Ford Coppola et Sergio Leone dans sa totalité. Jusqu’ici, les tragédies de James Gray prenaient ses modèles à revers, recherchant à en retrouver le cœur mais avec une certaine sobriété. Cette fois, il signe une œuvre dont l’immensité le situe directement dans la voie tracée par Il était une fois en Amérique ou la trilogie du Parrain, se hissant sans grande difficulté, de façon presque insolente, à la hauteur de ses pères.
Les mouvements narratifs trouvent un impressionnant écho dans les mouvements de caméra, opératiques à souhait, la composition de Christopher Spelman se pare de parfums sentant bon le Ennio Morricone, et la magnifique lumière sépia signée Darius Khondji donnent à l’ensemble des apparats hors du temps. Cela faisait longtemps que le directeur de la photographie n’avait pas livré un travail aussi complexe, aussi imposant dans sa structure chromatique. Tout cela fait de The Immigrant une sorte d’objet antique n’appartenant à aucune époque, prêt à traverser les âges et l’histoire du cinéma. D’autant plus que si, sur le plan purement technique, le film ne souffre d’aucune faute, imposant sa perfection formelle comme un idéal de cinéma, le cœur du récit lui répond par la même ampleur. S’y développe des tissus d’intrigues complexes, bouleversants, qui revisitent le motif traditionnel du triangle amoureux pour mieux en saisir une substance bien plus vaste. Il ne s’agit ni plus ni moins que de pointer du doigt les fondations d’une Amérique dont le symbole de liberté est une notion toute relative, où les êtres se retrouvent écrasés, voire broyés par leur ambition et leurs sentiments. Un monde rêvé bâti sur la crasse et la violence, dans lequel la beauté ne sert que d’apparat illusoire. La toute puissance de la composition rigoureuse et complexe des cadres de James Gray qui livre un monument de mise en scène (par exemple, le dialogue entre le plan d’ouverture sur la statue de la liberté et le plan final, à la construction vraiment complexe, est bouleversant), la complexité des rapports humains qui s’y entretiennent, fondés sur des personnages à l’écriture ciselée, la rencontre inattendue entre un Joaquin Phoenix toujours impérial dans la peau d’un écorché vif, et un Jeremy Renner qui accède enfin à un rôle imposant et démontre ses qualités d’acteur, la multiplication des symboles puissants (les figures religieuses habitent les cadres). Tout cela, articulé autour d’une Marion Cotillard magnifique et très juste, fait de The Immigrant une sorte de classique instantané. Un film à la fois écrasant de par son ampleur, bouleversant de par ses tonalités très sombres et ses silences, et tellement évident de par sa nature de grand mélodrame classique. Un très grand film, une immense tragédie, un élégant voyage vers la pureté.